Voici les nouveaux Sino-Québécois
Enfants de la loi 101 ou de l’adoption internationale, les jeunes Chinois de Montréal rompent avec la tradition d’isolement de leur communauté. Portrait d’une nouvelle génération qui veut participer au développement du Québec.
Ils sont 100 000 au Québec, soit presque autant que les Maghrébins et les Latinos, autant que les Haïtiens et deux fois plus nombreux que les Vietnamiens. Mais les Chinois du Québec demeurent méconnus. Vous aurez beau chercher la version chinoise de personnalités publiques comme Michaëlle Jean, Dany Laferrière, Maka Kotto, Djemila Benhabib ou Amir Khadir, vous ne trouverez pas. Il y a bien quelques Asiatiques célèbres, comme la chef d’antenne de Radio-Canada Céline Galipeau (Vietnamienne par sa mère), le cinéaste Kim Nguyen (Vietnamien par son père) et la journaliste-présentatrice de RDI Natalie Chung (Coréenne par son père). Mais de Chinois, aucun, si ce n’est peut-être la romancière Ying Chen, prix Québec-Paris 1996 pour son roman L’ingratitude et prix Alfred-DesRochers 1999 pour Immobile, qui a déménagé à Vancouver il y a 10 ans.
« On a besoin de réseaux, de modèles. Mais la communauté chinoise valorise beaucoup l’humilité. Mes parents auraient voulu que je ne fasse pas de vagues ! » dit Winston Chan, président de la Jeune Chambre de commerce de Montréal, qui a grandi dans le quartier du Plateau-Mont-Royal avant d’aller faire ses études à l’Université du Québec à Trois-Rivières, où il s’est fait connaître comme président de l’Association générale des étudiants.
Ce chiropraticien hyperactif de 32 ans émerge comme l’un des leaders de cette nouvelle génération de Sino-Québécois — enfants de la loi 101 et immigrants cosmopolites — qui veulent rompre avec l’isolement culturel et social qui plombe la communauté chinoise du Québec depuis 125 ans. Au Conseil supérieur de la langue française, dont il est le premier membre issu d’une minorité visible, Winston Chan amène une autre vision de la langue française, qu’il tente de faire considérer comme un outil d’intégration : « Contrairement à ce qu’on a pu voir dans le passé, la langue n’est plus un obstacle que la communauté chinoise doit surmonter. »
Des Winston Chan en puissance, il y en a des dizaines, qui ont de 20 à 40 ans et qui commencent à se distinguer.
Comme Virginie Tan, directrice des ventes et conseillère en sécurité financière au cabinet de services financiers Question de finance. Elle aussi a dû foncer seule, ses parents souhaitant qu’elle soit humble et discrète. Mais cette jeune femme, née en France et arrivée au Québec à l’âge de 21 ans, en 2002, a terminé son MBA à l’Université Laval en 2004 et commence à faire parler d’elle, notamment en raison du rôle qu’elle joue à la YCPA (Young Chinese Professionals Association), où le français est maintenant la langue commune, malgré ce que son nom pourrait laisser croire. Élue présidente de l’association montréalaise de 450 membres pour le mandat 2013-2015, elle y est témoin de l’engagement social grandissant des jeunes Chinois. « Maintenant, ils sont beaucoup plus impliqués. Nous faisons notre entrée dans les chambres de commerce et en politique. »
C’est notamment le cas de Laurin Liu, la plus jeune députée du Parlement fédéral, élue à 20 ans sous la bannière néo-démocrate dans Rivière-des-Mille-Îles, en surfant sur la vague orange de 2011. Au collège Jean-de-Brébeuf, où elle a étudié, elle a fondé le Club néo-démocrate. Maintenant, la députée espère motiver d’autres jeunes femmes asiatiques à se lancer en politique : « C’est clair, dit-elle, les jeunes Chinois veulent participer au développement du Québec. »
Si certains jeunes Sino-Québécois brillent de plus en plus, c’est plutôt l’effacement de leur communauté qui a frappé l’Albertain Andrew Wan, premier violon de l’Orchestre symphonique de Montréal, lorsqu’il est arrivé au Québec, en 2008. Né à Edmonton de parents hong-kongais, il a été surpris de la place restreinte qu’occupe la communauté chinoise de Mont-réal, qui ne représente que le cinquième de celles de Toronto et de Vancouver. « Les Chinois d’ici n’ont pas la même présence dans la société qu’ailleurs au Canada, dit-il. Même la communauté chinoise d’Edmonton est plus dynamique et plus visible. »
L’isolement historique des Sino-Québécois des principaux courants culturels et linguistiques au Québec découle d’abord de lois fédérales très dures. En 1885, après avoir décidé d’« importer » de la main-d’œuvre chinoise à bon marché pour construire le chemin de fer vers la Colombie-Britannique, le gouvernement canadien a tenté d’arrêter le flot d’immigration en exigeant un impôt de capitation. Au départ de 50 dollars par immigrant, cette taxe d’entrée est passée à 100 dollars en 1900, puis à 500 dollars en 1903. « On pouvait acheter une maison en brique pour 250 dollars, en 1903 ! » rappelle le cinéaste québécois Malcolm Guy, producteur aux Productions Multi-Monde. En 1993, il a coréalisé le documentaire La montagne d’or, qui raconte l’histoire de l’immigration chinoise au Canada. « Puis, en 1923, le gou-vernement canadien a carrément interdit les réunifications familiales avec sa Loi de l’immigration chinoise. Cela a créé une communauté d’hommes isolés, qui ne se sentaient bienvenus ni au Québec ni ailleurs au Canada. » La « Loi sur l’exclusion », comme on l’a surnommée, a finalement été abrogée en 1947.
Davantage que les membres des autres groupes ethniques, les Chinois ont toujours eu tendance à se concentrer en communautés très structurées (voir l’encadré ci-contre). Au Québec, l’isolement des Chinois non catholiques, soit la grande majorité des immigrants de cette origine, s’est renforcé du fait qu’ils étaient exclus des écoles catholiques, surtout francophones, et qu’ils se sont rabattus sur la communauté anglophone.
Au fil du temps, la loi 101 a néanmoins produit l’effet voulu. Aujourd’hui, la commission scolaire English-Montréal compte seulement 221 enfants d’origine chinoise parmi ses 38 000 élèves ! Les élèves d’origine chinoise entrent plutôt en masse dans les écoles secondaires privées francophones. « Ils sont très, très performants », confirme Abraham Medeiros, directeur des services aux élèves au collège Jean-Eudes, qui compte une forte proportion de jeunes issus de cette communauté.
« C’est l’attachement au français qui démarque les jeunes Chinois d’aujourd’hui de ceux des générations précédentes », dit Malcolm Guy avec assurance, lui qui a aussi réalisé en 2012 le documentaire Être chinois au Québec.
Parallèlement, la population québécoise a aussi changé sa perception de la communauté chinoise, notamment en raison de la montée en puissance de la Chine, à la source de 75 % de la croissance mondiale depuis 2009 et devenue le troisième partenaire commercial du Québec, après les États-Unis et le Royaume-Uni.
Janet Lumb, musicienne et ancienne directrice du festival Accès-Asie, a observé un changement profond depuis qu’elle est arrivée de Toronto, en 1982. « Au Québec, il y a 20 ans, quand on pensait aux Chinois, on pensait seulement aux lanternes et aux éventails, à la danse du dragon, aux arts martiaux et aux rouleaux impériaux. Aujourd’hui, les programmes universitaires de langue et culture chinoises sont en pleine expansion. »
Il faut dire que beaucoup de Québécois se sont aussi intéressés à la Chine par l’intermédiaire de l’adoption internationale. En 2012, plus du tiers des enfants adoptés par des gens domiciliés au Québec en provenaient, soit près de 10 000 depuis 20 ans.
Un de ces enfants est Pascal Robidas, aujourd’hui reporter à Radio-Canada et l’un des rares visages chinois dans les médias québécois. Adopté en 1981 par une famille de Kingsey Falls, en Estrie, où il a été élevé, il ne se sentait pas du tout membre de la communauté chinoise, dont il ne partageait ni la langue ni la culture. Mais ses idées ont basculé quand, dans la vingtaine, il est venu vivre à Montréal, en 2007. La communauté chinoise l’a alors remarqué (à l’époque, il était reporter au Grand journal, à TVA) et l’a littéralement adopté comme porte-étendard. « Pour les Chinois nés ici, je suis chinois, point à la ligne. Ils cherchent des leaders. Ils sont de plus en plus implantés dans la société, mais ils n’ont pas beaucoup de voix. »
Médiatrice et avocate en droit familial et candidate de Québec solidaire aux élections de 2008 (dans Outremont, contre Raymond Bachand), May Chiu croit qu’il faudra une autre génération avant que les Sino-Québécois s’intègrent réellement dans la société québécoise, notamment dans la fonction publique. Et selon cette souverainiste d’origine chinoise, ils doivent eux-mêmes se donner les moyens de changer les choses. « On doit s’impliquer, dit-elle. On doit voter ! »
Mais avec de moins en moins de lieux réservés aux échanges culturels entre les Sino-Québécois et leur société d’accueil, ce n’est pas évident. Beaucoup de membres de la communauté déplorent notamment que le conseil d’administration du Centre cultu-rel et communautaire chinois de Montréal ait pris la décision de fermer ses bureaux et de suspendre une partie de ses services, il y a trois ans, alors que les activités battaient leur plein. « Aujourd’hui, il ne reste que la danse en ligne ! » dit Anna Xu, animatrice à temps partiel au Centre, qui a appris le français à l’université, en Chine, avant d’émigrer au Québec, dans les années 1990.
Il y a bien les deux Instituts Confucius du Québec, rattachés à l’Université de Sherbrooke et au collège Dawson, et dont la fonction est surtout scolaire, mais les services qu’ils offrent ne sont pas comparables. Le Centre culturel était le seul centre communautaire non gouvernemental qui proposait non seulement des cours de langue aux immigrants, mais aussi des cours à la population non chinoise sur la langue et la culture, notamment la calligraphie, la peinture, la danse et la musique chinoises. « Encore aujourd’hui, c’est un endroit idéal pour la rencontre des cultures, dit-elle. Nous avons été très isolés dans le passé et il faut construire des ponts avec la société québécoise. » Et, pour Anna Xu, cela doit se faire dans les deux sens : s’ouvrir à la culture québécoise en tant que Chinois, mais aussi ouvrir la culture chinoise aux Québécois. Bref, se permettre de rencontrer l’autre, sur son propre terrain ou le sien.
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Un, deux, trois quartiers chinois !
Avec ses deux arches traditionnelles (paifang) au-dessus du boulevard Saint-Laurent, le quartier chinois de Montréal, dont la création remonte au début du XXe siècle, correspond exactement à l’idée que l’on s’en fait : un mélange baroque de restaurants et d’épiceries, avec son église, son hôpital et son Centre culturel et communautaire. Mais ce quadrilatère a beaucoup souffert de la construction d’immeubles imposants, comme le Palais des congrès et le Complexe Guy-Favreau, qui en ont considérablement rogné les abords.
Mais, surprise : Montréal a un deuxième quartier chinois, le « Chinatown Ouest », dans l’axe du collège Dawson et de l’Université Concordia, où 22 % de la population affirmait être d’origine chinoise lors du recensement fédéral de 2006.
Et il y a Brossard, où plus de 1 habitant sur 10 déclare être chinois, selon un reportage récent de Radio-Canada.
La politique québécoise sur les immigrants investisseurs chinois a mené ceux-ci à s’établir en grand nombre dans cette ville de la banlieue sud de Montréal. Pourquoi ? Principalement en raison de sa proximité : Brossard est la ville de banlieue la plus proche du Terminus Centre-ville, point névralgique du transport collectif montréalais. Desserte principale des autobus de la Rive-Sud, l’imposant terminus de la rue De La Gauchetière permet d’accéder rapidement par métro aux deux quartiers chinois, situés à seulement quelques stations de là, pour y magasiner ou — aspect non négligeable quand on est un immigrant investisseur — y brasser des affaires.
Mais Brossard est un peu le contraire du quartier chinois de Montréal. Du moins pour l’instant. On y trouve peu de « chinoiseries » : elles sont concentrées sur le boulevard Taschereau, et la plupart sont sises dans un seul centre commercial, le 7209, avec son centre culturel — le Centre Sino-Québec de Rive-Sud (sic) —, son épicerie asiatique Kim Phat et son restaurant Maison Kam Fung, connu pour ses dimsums (savoureux raviolis chinois).
Ouverts en 2009, Kim Phat et Kam Fung sont tous deux rattachés à des commerces déjà bien implantés à Mont-réal. Les Chinois se font de plus en plus nombreux à Brossard… et les commerçants montréalais semblent vouloir s’en approcher. Assisterait-on aux balbutiements d’un troisième quartier chinois en région montréalaise ?
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Le syndrome de Confucius
Les jeunes Chinois sont maintenant nombreux à se faire admettre dans les écoles privées, mais beaucoup de professeurs s’interrogent. C’est qu’une forte proportion de ces bons élèves ne possède pas toujours bien le français parlé. À tel point qu’une rumeur court : des Chinois se feraient remplacer à leurs examens d’entrée par des cousins ou amis qui maîtrisent le français. L’idée ne vient à personne que cette faiblesse est peut-être normale chez un étudiant pour qui le français est la deuxième, voire la troisième langue, et qui est évalué uniquement à l’écrit.
« Les étudiants asiatiques comprennent bien la grammaire et la syntaxe du français, et ont de très bons résultats aux examens écrits, parce qu’ils sont très forts en mémorisation », raconte Christian Paré, enseignant de français langue seconde au collège Dawson, qui compte une importante population d’immigrants chinois. « Le problème, c’est à l’oral. » Selon lui, cela s’expliquerait davantage par des traits culturels que par la langue. « Les jeunes Chinois étudient tellement fort pour réussir à l’école qu’ils n’ont pas le temps de sortir exercer leur français… Pourtant, une langue, cela s’apprend aussi en société. »
Selon Winston Chan, cette tendance à étudier intensément et à tout retenir par cœur expliquerait pourquoi les jeunes Chinois sont plus « bolés » en sciences qu’en lettres, par exemple. « Ils se dirigent encore principalement vers les sciences exactes. Ils ne s’intéressent pas beaucoup aux sciences sociales et aux sciences humaines. Donc, ce n’est pas le profil d’étudiant qui s’implique dans les grands débats de société ou sur l’avenir du français. » Mais en tant que diplômé en sciences de la santé et membre du Conseil supérieur de la langue française, Winston Chan lui-même est la preuve que cela peut changer.
Source : L’actualité
Par Doudou Sow le Mercredi 25 Octobre 2017 dans Revue des médias. Aucun commentaire